La plupart des souris utilisées pour les recherches sur la douleur sont des mâles. © Duncan Hull.
CE BILLET aurait pu s’intituler « Des souris et des Femmes ». Pourquoi ? Parce qu’il évoque un article publié ce mercredi 13 juillet par Nature, signé par Jeffrey Mogil qui dirige le laboratoire de génétique de la douleur à l’université McGill (Montréal). Et que, depuis des années, ce chercheur canadien estime que la science prend mal en compte les souffrances des femmes étant donné que les recherches sur les mécanismes de la douleur et les essais précliniques d’antalgiques se font essentiellement sur… des rongeurs mâles.
Comme l’avait très bien résumé, il y a quelques années, la journaliste Erika Check Hayden, « le patient typique souffrant de douleur chronique est une femme de 55 ans, tandis que le sujet d’étude favori pour la douleur chronique est une souris mâle de 8 semaines ». Cela pourrait ne poser aucun problème si les mécanismes de la douleur étaient absolument similaires entre mâles et femelles. Mais ce n’est pas le cas et Jeffrey Mogil, depuis une étude de 1993, travaille sur les différences existant entre individus dans la sensibilité à la douleur, et notamment les différences liées au sexe. Il a notamment mis en lumière que les hormones sexuelles peuvent jouer dans la façon dont le cerveau traite la douleur. A l’occasion d’une étude parue en 2015, il a aussi montré que, dans le cas de l’hypersensibilité à la douleur, ce ne sont pas les mêmes cellules immunitaires qui servent de médiatrices dans la moelle épinière des rongeurs mâles et femelles.
Dans l’article que publie Nature aujourd’hui, Jeffrey Mogil constate que de nombreux chercheurs n’incluent toujours pas d’animaux femelles dans leurs études, alors que, par exemple, aux Etats-Unis, les National Institutes of Health (NIH) préconisent l’utilisation de rongeurs des deux sexes dans les études précliniques. Les chiffres que donne le chercheur canadien sont éloquents : en 2015, sur les 71 articles de recherche publiés par la revue spécialisée Pain qui faisaient état de travaux sur les rongeurs, 56 utilisaient uniquement des souris mâles, 6 uniquement des femelles (pour des recherches spécifiques), 6 ne précisaient pas le sexe des animaux et 3 seulement avaient travaillé sur des souris des deux sexes, soit moins de 5 %…
Trois réticences
On peut se demander ce qui explique cette résistance de la part des chercheurs. Jeffrey Mogil, à force de discuter avec ses collègues, a identifié trois raisons principales. La première est que les scientifiques craignent, en incorporant des souris femelles à leurs expériences, d’introduire en quelque sorte des signaux parasites, une variabilité due aux niveaux fluctuants des hormones femelles qui risquerait de brouiller la lecture des résultats. C’est un mauvais argument pour Jeffrey Mogil qui a montré, dans une étude de 2005, que l’introduction d’animaux femelles dans les échantillons n’apportait pas de différence significative, parce que la variabilité physiologique entre mâles, due à leurs différentes positions dans la hiérarchie sociale, n’était elle-même pas négligeable…
Certains chercheurs rechignent aussi à inclure des rongeurs femelles car ils craignent qu’il faille doubler la taille des groupes… et donc que les expériences coûtent plus cher ! Jeffrey Mogil rétorque que le doublement des cohortes n’est pas impératif et qu’il suffit de leur donner une dimension suffisante pour voir les principales différences entre les sexes. En briscard de la recherche, il met aussi en avant des arguments qui parleront à ses collègues : trouver une différence entre les sexes rendra l’étude plus intéressante ou suscitera même la publication d’un second article. Deux publications pour le prix d’une, cela peut faire réfléchir ! La troisième et dernière raison avancée par les réticents est la plus solide et elle tient aussi au processus de publication : il s’agit du risque que les relecteurs des revues demandent aux chercheurs qui leur soumettent une étude comportant des animaux des deux sexes de refaire leurs expériences pour chaque phase du cycle hormonal des femelles (alors même que l’on ne demande pas forcément aux scientifiques de fournir, pour les rongeurs mâles, des résultats en fonction des niveaux de testostérone qui, eux aussi, fluctuent…).
Dans la conclusion de son plaidoyer, Jeffrey Mogil demande que l’on ne perde pas de vue l’essentiel : « Les chercheurs, écrit-il, ont l’obligation d’essayer de résoudre les problèmes qui sont importants pour la société. La plupart des patients qui souffrent sont des femmes. Nous manquons à nos devoirs si nous conduisons des recherches avec uniquement des rongeurs mâles, ce qui produit des résultats qui risquent de ne servir qu’aux hommes. » Surtout, c’est à un changement de paradigme qu’appelle cet article : considérer que, dans les travaux sur la douleur, le sexe des individus constitue une véritable variable biologique.
Pierre Barthélémy (suivez-moi ici sur Twitter ou bien là sur Facebook)
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