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Une Brève Histoire de Sucre
eN°51/2 - Mars/Avril 2008
Le sucre n’est pas un aliment naturel important des êtres humains.
Le modèle de l’ancêtre préhistorique chasseur-cueilleur (actuellement le plus accepté) se
contentait des produits de la cueillette (quelques fruits et racines contenant c’est vrai des hydrates de carbone mais souvent lents) et de la chasse.
Néanmoins l’être humain est très attiré par le sucre : nous avons tous vu ces images
spectaculaires de ces indigènes très loin de la civilisation moderne qui escaladent encore aujourd’hui arbres ou falaises au péril de leur vie pour récupérer la seule vraie source naturelle de
sucre concentré : quelques rayons de miel sauvage ! Quel danger encouru pour un produit si banal dans nos rayons d’épicerie.
Le sucre dans notre alimentation ancestrale naturelle d’être humain, ce sont donc les
sucres lents des racines et des fruits (et des céréales après l’introduction de l’agriculture), celui des abeilles très tôt exploitées par les hommes, et le lactose du lait depuis l’introduction
de l’élevage. Quel contraste formidable avec notre situation actuelle où nous produisons une quarantaine de kilos de sucre par an et par
habitant.
Le sucre de canne fut et reste le premier sucre ‘produit’ et le plus important en quantité. Il est connu en Inde et en
Chine depuis probablement un millénaire avant Jésus-Christ. Des textes perses (VIème siècle avant notre ère) rapportent ‘ces roseaux qui produisent un miel sans le besoin des abeilles’. L’amiral
d’Alexandre le Grand, Niarchos (IVème siècle avant JC), en fait lui aussi mention comme le poète latin Lucain (Ier siècle de notre ère). Mais ensuite les voies du commerce se tarirent. Ce n’est
que lors de la première croisade que les Occidentaux redécouvrirent ce secret bien connu des Orientaux : ces ‘canes (sic) végétales que l’on arrose et dont on tire le sucre’ (Joinville, XIVème
siècle).
Un commerce s’établit vite. Les seigneurs de Chypre ou de Sicile et plus tard les villes
commerçantes de Venise et Bruges (XIV-XVème siècle) en tirèrent un profit considérable.
Mais à l’époque le sucre restait un additif très précieux un peu comme les épices au
commerce desquelles il était d’ailleurs associé. Un livre de comptes des ducs de Bourgogne mentionne ainsi avec fierté la possession de deux kilos de sucre pur ! Tout ceci nous démontre le
caractère tout à fait exceptionnel de l’usage du sucre durant le Moyen Âge ou la Renaissance.
Tout allait rapidement changer : le souverain portugais Henri le Navigateur au XVème
siècle désireux de briser le monopole vénitien introduisit la culture de la canne à sucre aux îles du Cap Vert, les Espagnols suivirent aux Canaries puis de là, la canne gagna le Nouveau Monde
avec Christophe Colomb lui-même.
Des sucreries virent le jour dans les colonies hispaniques et portugaises, puis dès le
XVIIème dans les possessions anglaises et françaises qui lancèrent le commerce transatlantique du sucre. A cette époque, on consommait moins de 1000 tonnes de sucre en France (pour environ 15
millions d’habitants). La fortune de ports comme La Rochelle, Nantes et Bordeaux doit beaucoup à ce commerce du sucre et du rhum (mais aussi des esclaves).
Hélas aussi cette période est celle de l’esclavage et Montesquieu déjà le faisait
remarquer : ‘le sucre serait trop cher si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves’. Voltaire fut plus critique donnant la parole à un esclave noir : ‘quand la meule
nous attrape un doigt on nous coupe la main; quand nous voulons nous enfuir on nous coupe la jambe. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe’. Ces intérêts étaient très puissants : ce
n’est qu’en 1848 que Schoelcher arracha l’abolition de l’esclavage aux parlementaires français.
Le commerce du sucre allait devenir un enjeu géopolitique (vraiment comme le pétrole
aujourd’hui) avec les guerres napoléoniennes. Les Anglais avaient le contrôle des mers et donc du commerce avec les Antilles, principal producteur de sucre de canne (les cultures du Brésil
avaient été négligées en raison de l’exploitation préférentielle de mines d’or, d’où un quasi monopole mondial pour les Antilles !). Dans ce contexte politique, des efforts considérables furent
accomplis par les chimistes et industriels français pour exploiter une source locale de sucre.
La cristallisation du sucre de raisin fût un échec. Mais en 1812, Benjamin Delessert, un
homme exceptionnel, Régent de la banque de France mais aussi fondateur de la Caisse d’Epargne et philanthrope convaincu (fondateur par exemple d’une sorte de soupe populaire) et enfin très
brillant scientifique amateur, réussit à partir de betterave la cristallisation du premier pain de sucre de France. Succès spectaculaire : Napoléon lui rendit aussitôt visite et lui épingla sa
propre croix de la légion d’honneur sur la poitrine, nous dit la légende. Ceci illustre parfaitement l’importance cruciale du sucre à cette époque !
L’industrie du sucre française continentale faillit disparaître, la paix revenue. Il est vrai que la
production antillaise restait bien moins chère que la production européenne.
Mais les politiques avaient compris la leçon et l’intérêt de s’assurer une indépendance
nationale. Ils subventionnèrent donc… au grand dam des parlementaires ‘anti-betterave’ dont Lamartine. ‘La sucrerie n’est pas une industrie nationale : elle n’a de national que les charges
qu’elle fait peser sur le pays’. Le résultat ne se fi t pourtant pas attendre : la production française passa de 75 000 à 700 000 tonnes de 1850 à 1880, les deux tiers exportés à grands coups de
primes, financées par l’augmentation du coût pour le consommateur.
Ceci ruina les producteurs de sucre de canne des colonies. La situation devenait si
kafkaïenne qu’en 1901, une conférence internationale sur le commerce du sucre se réunit à Bruxelles déjà et résulta en l’interdiction des primes à l’exportation et à la
production.
D’où l’effondrement de la production européenne cette fois à la détresse des producteurs
français.
Survint la guerre et la disette. La paix revenue, les producteurs de canne retrouvèrent la
fortune et les producteurs locaux réclamèrent leurs subventions… et ainsi de suite depuis lors. De subvention en dé-subvention, d’intérêts nationaux européens en intérêts coloniaux en particulier
antillais pour la France, de primes financées sur le dos du consommateur en faillites retentissant sur la sécurité d’approvisionnement, l’histoire de la production mondiale de sucre et de son
commerce, manipulés par les états parfois plus pour des raisons de fierté nationale que pour des motifs économiques, cette histoire préfigure les succès mais aussi les aléas de la mondialisation.
Relire cette histoire du commerce du sucre, c’est voir défiler tous les problèmes actuels de la mondialisation !
La Communauté européenne
très impliquée dans cette dynamique sucrière : elle n’est plus le premier producteur
sucrier depuis longtemps, supplantée par l’Inde, la Chine, la Thaïlande et le Mexique. Elle en reste néanmoins à la fois un
consommateur majeur et un très gros exportateur mondial au grand dam des pays émergents puisque la culture sucrière reste subventionnée chez nous. Savez-vous
que la politique agricole commune (dans son ensemble) représente la moitié des dépenses de la Communauté européenne.
Avec difficulté, un programme de restriction de moitié de l’aide à la production sucrière
est en cours d’implémentation (vous aurez noté comme moi la
disparition de la plupart des sucreries en Belgique et dans le Nord).
Aux USA un autre dilemme se pose : la politique de soutien de prix élevé du
sucre/saccharose par les taxes a incité les industriels de l’agroalimentaire à remplacer le
sucre/saccharose par les sirops de glucose-fructose dérivés du maïs, dont on pense
maintenant le plus grand mal en termes de risque d’obésité ou de diabète. Tous ces débats politico-économiques sont donc très lourds de conséquences parfois inattendues pour l’alimentation et la
santé publique et devraient plus intéresser les professionnels de la santé. Il faudra que la politique du sucre change dans les prochaines années et la réforme est amorcée. Elle le fera peut être
plus vite sous l’effet de l’apparition de nouveaux débouchés, en particulier la production éventuelle d’agro-carburants.
Jusqu’ici en effet, on faisait peu de chose du sucre sauf le manger et le transformer en
alcool. Il est logique cependant de penser que la politique d’un état qui subventionne avec l’argent public un produit qui nuit à la santé d’au moins dix pour cent de ses concitoyens, augmentant
par là les dépenses de santé publique, n’est peut-être pas une politique d’avenir, même si elle soutient temporairement le revenu des derniers agriculteurs.
Mais cet argument là, en préparant cet article, je l’ai à peine vu apparaître dans les
discussions sur le commerce du sucre. Il faudra encore un peu de temps ou que le sucre de nos betteraves soit plus encore dérivé vers nos réservoirs de
carburant.
Références
Anthony Rowley. Une histoire mondiale de la table : stratégies de
bouche.
Odile Jacobs ed 2006, pp 402
Annie Perrier Robert et Marie-Paule
Bernardin. Le grand livre du sucre.
Solar ed 1999, pp 175
Philippe Selvais -* CH. Hornu-Frameries et Hôpital Erasme
www.diabete.abd.be